Depuis plus d’un quart de siècle, la voix de Colette Les- pinasse a porté les tourments et les revendications des rapatriés et réfugiés haïtiens. Journaliste, conférencière, militante des droits de l’homme, l’ex-coordinatrice du Groupement d’appui aux rapatriés et réfugiés (GARR) est une femme de conviction qui a choisi sciemment de se ranger aux côtés des exclus pour les défendre.
La récipiendaire du prix « Femme de courage 2014 », décerné par l’ambassade des États-Unis en Haïti, a pendant longtemps travaillé avec les paysans, les femmes, les jeunes, des minorités ou groupes encore très vulnérables. Que ces derniers soient sur le sol haïtien ou dans les murs de notre voisin dominicain. Rien qu’à l’écouter parler de son travail, on perçoit chez cette militante cette énergie, cet enthousiasme, cet engagement, qui souvent distinguent ces hommes et ces femmes qui se battent pour changer leurs communautés.
Colette est née le 14 février 1961 à Fond-des-Nègres dans une fa- mille très nombreuse. Elle effectue une partie de son cycle primaire dans une école congréganiste à Fond-des-Nègres, sa ville natale. Mais comme cela arrive encore dans certaines villes rurales, il n’y a pas d’écoles secondaires dans son patelin. Bien avant son certificat, ses parents décident de migrer à Port-au-Prince pour permettre à leurs enfants d’avoir accès à une éducation de qualité. « Mes parents voulaient que nous fassions de bonnes études », souligne-t-elle calmement, consciente de ce grand sacrifice consenti.
La famille a des difficultés pour joindre les deux bouts, mais elle tient la barre. Colette entre d’abord à l’école nationale République du Chili, puis au lycée Jean-Jacques Dessalines pour ses classes secon- daires. Mais sitôt la terminale bouclée au Collège Saint-François d’As- sise, elle s’oriente vers le secrétariat à Christ The King Secretarial School, et un peu plus tard entamera un cursus de gestion à l’Université Quisqueya. Pourtant, c’est ailleurs en dehors de ces disciplines qu’on va la retrouver. « Ma carrière a été marquée par deux grandes constantes, mon travail dans les médias et dans l’animation sociale », reconnaît-elle.
Sa carrière professionnelle commence avec un poste de secrétaire à la réception de Radio Soleil vers les années 80. Cette expérience aiguisera son intérêt pour les causes sociales. Car, en tant que réception- niste, elle reçoit les doléances des gens de toutes catégories sociales en ces temps de dictature. « Les gens venaient pour toutes sortes de problèmes », se rappelle-t-elle, Radio Soleil étant l’un des rares médias à avoir des émissions de nouvelles à côté de Radio Lumière. D’autres stations comme Radio Métropole, Radio Cacique ou Haïti Inter avaient dû interrompre leurs émissions de nouvelles à cause des menaces du régime en place. Face à ces situations les unes plus tragiques ou pénibles que les autres, ses yeux s’ouvrent sur les injustices flagrantes qui pré- valent au sein de la société. Colette se sent de plus en plus concernée. Elle nourrit une passion pour le journalisme.
Elle se rappelle de l’une de ses premières missions à la station. La radio avait diffusé un sermon très engagé prononcé par le père Jean- Bertrand Aristide au cours d’une messe à l’église St-Jean Bosco. Les autorités dictatoriales se sont senti menacées et ont riposté. Et vite fait, on convoque le révérend père Conard, directeur de la radio, au ministère des Cultes, dont Jean-Robert Estimé fut le titulaire.
Le révérend père Conard informe la Conférence épiscopale de la situation. Et, d’entrée de jeu, la Conférence demande à voir le sermon qui fait grief. « Donc, j’ai dû le retranscrire », laisse tomber Collette ne s’attardant pas sur la teneur de ce discours, si ce n’est qu’il était très acide à l’endroit du régime en place. C’est son premier pas au niveau de la presse.
Son appétit s’aiguise, comme elle rêvait de le faire, elle se met à rédiger des textes pour les journalistes, puis commence à prendre le micro vers 1981. Elle anime « Onè respè » aux côtés de Michèle Favard. « C’était une émission très écoutée. On faisait beaucoup de reportage et on essayait d’informer les auditeurs sur la démocratie. Par exemple, quand il y a eu le referendum de Duvalier en 1985, nous l’avions commenté et appelé à son boycott », se rappelle Colette. Par la suite, elle devint responsable de la section éducative de la radio. En 1989, il y eut une crise au niveau de Radio Soleil, elle délaissa le micro. Elle ne le reprit qu’en 1994. Mais, cette fois, on l’écoute sur les ondes de Radio Kiskeya. Jusqu’en 2012, elle animera une émission destinée aux femmes, « Fanm aktif » (Femmes actives). Par ailleurs, elle écrit aussi des articles pour Ayiti fanm, Liaison et d’autres journaux internationaux.
Très marquée par la théologie de la libération, elle se lance corps et âme dans la défense des marginalisés. « Les pauvres. Les femmes qui n’ont pas la capacité de faire entendre leur voix dans les débats politiques. Les migrants qui viennent de la République dominicaine. Les travailleurs saisonniers émigrés en République dominicaine pour les tâches agricoles souvent victimes de graves violations. Les paysans haïtiens qui souvent ne savent ni lire ni écrire, méprisés par l’État haïtien dans leur pays d’ori- gine. » Elle collabore aux activités de plusieurs institutions à vocation sociale ou politique telles que « De Protos » (une ONG belge), le Centre de recherche et d’action pour le développement (CRAD) en passant par le Groupe de réflexion et d’action pour la liberté de la presse (GRALIP).
Ce leader autodidacte se plaît à se considérer comme une travail- leuse sociale. Pendant plus de dix ans, elle a évolué dans l’ingénierie sociale, l’accompagnement social des communautés rurales, notam- ment pour la gestion des systèmes d’adduction d’eau potable, d’accès à l’eau potable dans le Sud et le Plateau central. Elle a sillonné presque tous les coins du pays et vu les tourments et tracas du pays en dehors.
« On a choisi de bâtir ce pays sur un système d’exclusion depuis 1804. Nous en avons le résultat aujourd’hui », se lamente-t-elle, dénonçant au passage cette éducation au rabais que reçoivent les fils et filles de la République, les problèmes auxquels sont confrontées les femmes dans la société haïtienne. D’ailleurs, elle tient beaucoup à promouvoir l’équité de genre, le respect des droits des femmes et leur participation dans la res publica. Une place pour les femmes dans cet espace médiatique monopolisé par les hommes.
Membre fondatrice du Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés (GARR), elle a dirigé cette organisation non gouvernementale qui s’inté- resse à la problématique de la migration, et fait la promotion du respect des droits des migrants, pendant plus de 15 ans. De 1999 à décembre 2013. Son combat pour dénoncer les violations des droits des migrants haïtiens par les Dominicains ou ceux des Dominicains d’ascendance haïtienne discriminés, en raison de leur origine, est louable. Elle s’est fait le devoir d’attirer l’attention, de dénoncer les violations des droits des migrants haïtiens chaque fois que l’occasion se présentait. Sur les ondes des radios, dans des conférences tant en Haïti qu’à l’étranger, dans des expositions, toujours elle s’est battue pour eux.
Calme, simple, humble, perfectionniste, cette femme exige beau- coup d’elle-même. C’est à peine si elle veut ou peut consacrer du temps pour elle-même. Seuls les vrais problèmes structurels du pays ont du prix à ses yeux. Ni les grossesses, ni les obligations d’épouse aux côtés de son mari Ronald Colbert- du groupe Média alternatif-, ni ses respon- sabilités de mère de famille au chevet de ses deux enfants, ni même les obstacles qui se sont dressés sur son chemin ne la distrairont de son objectif. « Je me rappelle que mes enfants n’avaient même pas quinze jour de naissance, il m’arrivait de me rendre avec eux dans des réunions. Ils se reposaient à mes côtés, je les allaitais tandis que je discutais de ces problèmes de la société. Ils ont grandi dans cette atmosphère et je crois qu’ils ont compris mon engagement. Je les ai influencés et, très souvent, ils m’aident dans mes activités. » Le travail n’est pas facile. « Les problèmes sur lesquels je me penche sont d’ordre structurel, d’ordre culturel. Ce qui demande de grands changements au niveau de l’État, de la culture et de la mentalité des gens », reconnaît-elle.
Mais, malgré toutes ces années de services, ces années de luttes pour le respect des droits de l’homme, celle qui a reçu le prix du lea- dership Richard C. Holbrooke de l’organisme de droits humains Refu- gees International en 2012 ne met pas encore bas les armes. Elle est encore d’attaque. « Les droits ne sont jamais acquis. » Actuellement, elle travaille avec des jeunes et les accompagne dans l’apprentissage d’une profession pour intégrer le marché du travail. Comme dit celle qui a été très inspirée par la journaliste Lilianne Pierre-Paul, « nou gen anpil wout pou nou fè anko ! »