Qu’est-ce que vous faites pour vous détendre Mme Beauzile ? En voilà une question à laquelle l’intelligente dame a du mal à répondre. Edmonde est carrément une bête de travail. Une de celles qui se prennent pour un robot, une superwoman, qui se lancent à fond dans tout ce qu’elles entreprennent. « Je n’ai jamais pris de vacances pendant mes six ans au Sénat. Sinon deux week-ends en famille », confie Edmonde Supplice Beauzile, ex-député, ancienne sénatrice de la République, mère de famille, professionnelle de l’édu- cation et actuelle candidate à la présidence d’Haïti pour la Fusion des sociaux-démocrates haïtiens.
Dès la puberté, je rêvais d’être parmi ceux et celles qui prennent les décisions. Les grandes décisions du pays. » Un regard dans le rétroviseur de sa vie lui indique qu’elle a combattu le bon combat. Elle fit partie de trois législatures. La 45e, la 48e et la 49e. « Quand on est femme, on exige beaucoup de vous. Beaucoup plus que les hommes. » Sans broncher, elle a mis le paquet pour réussir ses mandats. Ni j’approuve ni absentéiste, l’ex-parlementaire a su assumer ses responsabilités, lors même qu’elle était la seule femme parmi les 30 sénateurs de la 49e. Élue présidente de la Fusion en 2011, elle se hisse parmi les rares femmes qui dirigent un parti politique en Haiti. Encore une fonction chrono- phage qui l’éloigne de temps à autre de son mari et de ses trois enfants.
« Quand on est aussi active en politique, ce n’est guère facile que le couple n’en souffre pas. Je ne suis jamais là. Pendant mes quatre ans en tant que député, mes six ans de sénateur, je n’étais jamais à la maison. J’étais soit en province pour le parti, soit aux rencontres du Sénat. Mais j’ai eu la chance d’avoir un mari exceptionnel, qui m’a comprise, m’a aidée, a joué le rôle de mère pendant mes absences », reconnait sincèrement celle qui est née le 14 octobre 1961.
« Cette femme a mauvais caractère. Elle est inabordable », disent cer- tains quand ils la voient pour la première fois. Surtout avec ce front si souvent plissé qui remplace parfois son beau sourire. « Pourtant, quand on se rapproche de moi, on ne veut plus me quitter » assure Edmonde qui se dit sympathique, humble et tolérante. Elle grandit entre Belladère et Maïssade. Son père est militaire. Sa mère l’accompagne de commune en commune, au gré de ses affectations. Néanmoins, elle a la chance de suivre les cours en primaire chez les sœurs de la Congrégation des Filles de Marie à Belladère. Au secondaire, on la retrouve au lycée Marie-Jeanne. Puis elle entre à l’École normale supérieure, option sciences naturelles et chimie et entame, tout de suite après, un cursus en sciences juridiques à la Faculté de droit et des sciences économiques de l’Université d’Etat d’Haïti. En 1993, elle obtient une maîtrise en sciences de l’éducation générale de l’Université de Montréal alors qu’elle siège en tant que député de Belladère.
Edmonde est le genre première de la classe, à l’école comme à l’université. Sûre d’elle, fonceuse, ambitieuse. « Si j’étais deuxième, je pleurais », confie-t-elle. Grâce à son intelligence, Edmonde se fait très vite remarquer et apprécier par ses professeurs ainsi que les bonnes sœurs. Cela nourrit chez elle un incontestable sens de leadership, de discipline et de responsabilité. Tous les matins, elle se levait de très tôt pour faire les lectures au cours des messes. Mais c’est après la philo qu’elle devient un leader accepté par la communauté. Car, avec d’autres jeunes, elle va fonder l’Association culturelle des jeunes de Belladère (ACJB). Outre la formation, ensemble, ils préparent et jouent des pièces de théâtre un peu partout dans leur département et même à Port-au- Prince. « On prenait aussi part à des promenades, des sorties, et dès que c’était Edmonde qui organisait, les parents acceptaient d’y envoyer leurs enfants. »
Au cours de la même période, avec le père Freud Jean, elle s’en va aussi mobiliser les paysans dans les sections rurales pour qu’ils se révoltent contre le régime de Duvalier. Quand le père Freud Jean est arrêté et bastonné, les militaires débarquent chez elle pour lui faire la peau. Devant l’insistance du milicien pour envoyer cette jeune rebelle ad patres, un voisin qui passait, Dorcilien Joli, se jette à genoux pour implorer grâce pour cette adolescente très précoce. « Mieux vaut me tuer à la place de ce jeune qui est l’espoir de la zone », dit Dorcilien Joli au milicien. Les militaires abandonnent, mais son père a pris peur.
« Il m’a demandé de quitter la zone parce que je fous le bordel à la maison. Le maire est venu lui demander que je quitte la ville, sinon on va arrêter les membres de la famille. Ma mère a dû me cacher pendant un certain temps dans une petite chambre pour que mon père ne sache pas que j’étais à la maison. Je passais la journée chez les voisins, je ne rentrais que pour dormir. Je ne pouvais même pas manger à table comme tout le monde », confie Edmonde, la voix soudainement cassée par l’émotion. Ajoutez à cela que son père n’était pas duvaliériste. Il était militaire, certes, mais il avait peur et ne voulait que se protéger. Ainsi débute la vie politique de celle qui allait devenir parlementaire.
Piquée par le virus de la politique, Edmonde ne se remettra pas. Après le départ des Duvalier, elle continue ses activités à la tête de l’ACJB. « Tous ceux qui passaient dans la ville, venaient et voulaient nous rencontrer comme leader de la communauté. » À 25 ans, elle se porte candidate de manière indépendante, mais, malheureusement, il y a eu l’épisode du massacre de la ruelle Vaillant le 29 novembre 1987 qui conduira à l’annulation du scrutin.
Puis, elle devient membre du Parti nationaliste progressiste révolutionnaire haïtien (Panpra) à la suite de sa rencontre avec Serge Gilles, un cousin de sa mère, qui veut prendre la jeune politicienne sous sa coupe. Edmonde se marie en 1989. Le premier congrès du Panpra se tient à Kaliko la même année. Elle veut y participer, mais son mari refuse catégoriquement qu’elle fasse le déplacement pour y assister, car elle est enceinte. « Il m’a dit de choisir entre la politique et le divorce. C’était une période difficile dans ma vie de jeune femme mariée et de politique. J’ai beaucoup souffert. J’ai hurlé même. »
Elle n’entend pas abandonner la politique. Elle est malheureuse. L’atmosphère au foyer se dégrade et la séparation n’est pas bien loin. Après son accouchement, devant la tristesse d’Edmonde, son mari se rétracte. Le 15 février 1990, elle s’en souvient, il l’emmène à sa grande surprise chez Serge Gilles, comme pour confier Edmonde à celui qui sera son mentor en politique. « Depuis, il a accepté que je milite. Il a compris que la politique était une partie de moi, un fait qu’il fallait bien accepter. Dayè li te pranm ladan l », explique cette femme qui ne mâche pas ses mots et qui n’a pas peur de dire les vérités.
La petite protégée de Serges Gilles est assidue. Elle observe, écoute et apprend. Elle ne tarde pas à gravir les échelons. En 1990, elle devient député et en même temps la seule et l’unique femme au sein du directoire du Panpra dans un contexte politique très difficile marqué par des attaques et intimidations de toutes sortes dirigées contre des parlementaires.
Après les élections de 1995, où elle n’est pas réélue, elle met sa carrière politique un peu en veilleuse pour se consacrer à sa famille et comme professionnelle de l’éducation. Celle qui a jadis enseigné les sciences naturelles, la chimie et la géologie aux lycées des Jeunes Filles, Daniel Fignolé, Beaubrun Ardouin, etc., dirige un programme d’éducation, de 1996 à 1998, pour Inter-Aide, une ONG française. Puis elle devient consultante pour l’Unicef pendant trois ans. Ensuite, elle enchaîne avec un poste de consultante pour l’Agence canadienne pour le développement international (ACDI) auprès du ministère de l’Éducation nationale pour élaborer le programme-cadre de la formation continue des agents du fondamental. Puis, elle travaille au sein de la Commission épiscopale pour l’éducation catholique et démissionne trois ans plus tard dans le but de participer aux élections sénatoriales.
Edmonde devient sénatrice pour le département du Centre à la 48e législature, et à la 49e aussi. Vice-présidente du bureau du Sénat et vice- présidente de la commission Éducation, présidente de la commission du Budget du sénat en 2007, la spécialiste en éducation a proposé la loi-cadre sur le système éducatif haïtien. Elle s’est distinguée parmi ses pairs masculins. « Je mets quiconque au défi de dire qu’Edmonde a voté telle ou telle loi parce qu’elle a négocié J’ai voté les lois, les accords que je crois pouvoir être profitables pour mon pays. Quand je n’en suis pas sûre, ou que le parti ne se prononce pas, je ne vote pas. », fait remarquer l’ex-parlementaire, soucieuse de faire valoir son intégrité. Outre Serge Gilles, ce monsieur spécial, qu’elle croit que tous les Haïtiens auraient dû connaître et imiter pour son humilité, sa capacité d’écoute, sa capa- cité de se laisser critiquer, sa capacité de construire, l’ex-parlementaire a beaucoup d’estime pour Paul Kagame. « Je respecte aussi la force de caractère de Michèle Bachelet, son comportement lors du tremblement de terre au Chili en 2010. Je me retrouve en elle. Elle est social-démocrate comme moi », assure-t-elle.
Des obstacles, elle en rencontre partout et même au sein de son parti. Mais elle sait tenir tête et dire non. D’ailleurs, quand elle a une idée en tête, il est quasiment impossible de la faire sortir de sa boule. Sa ténacité n’a pas d’égale. Et quand elle pense que sa cause est juste, et changera l’ordre des choses, elle ne lâchera pas prise. Même si elle avoue savoir écouter les conseils judicieux de ceux qui l’entourent. Elue présidente de la Fusion des sociaux-démocrates haïtiens, elle a décidé de ne plus dépenser pour louer les locaux du parti afin de pouvoir récolter assez de fonds pour en acheter un. « On se réunissait sur les galeries ou dans les salons de certains membres Il y a eu des différends à cause de cela parce les gens n’ont pas compris. » Mais elle a tenu bon, mobilisé les fonds nécessaires. Aujourd’hui, le parti a son propre local. Elle a atteint son objectif.
Pourquoi vouloir afficher un titre de présidente à son palmarès ?
« Je dois devenir la présidente de la République. Parce que je crois que le pays aura à gagner. Je ne dis pas que je suis différente de toutes les femmes d’Haiti, mais je crois que je suis celle qui est politiquement plus expérimentée. La femme social-démocrate fera la politique autrement pour transformer l’homme et la femme de mon pays », assure la militante.