Fabienne Colas fait partie de ce petit carré de femmes que les Haïtiens portent dans leur cœur. Sacrée Ticket d’or de la meilleure actrice en 2003 pour son rôle dans le film Barikad de Richard Sénécal, elle s’est établie au Canada depuis plus d’une quinzaine d’années. Partie de rien, Fabienne Colas a réussi à se hisser au rang des 100 femmes les plus influentes de ce pays en 2019. Elle a pu réaliser pour les autres ce qu’elle rêvait de trouver au pays de la feuille d’érable à son arrivée: de la place pour les minorités dans le paysage culturel et télévisuel au Canada. À travers la fondation qui porte son nom, elle a créé et géré 12 festivals à succès entre Montréal, Toronto, New York, Halifax, Port-au-Prince et Salvador (Bahia, Brésil), reçu de multiples distinctions et constitué un réseau de partenaires solides.
Difficile d’écouter Fabienne Colas et de ne pas être happé par son enthousiasme naturel, son optimisme débordant et sa joie de vivre contagieuse. Entrepreneure, réalisatrice, productrice, actrice et conférencière, Fabienne, c’est une vraie force de la nature. Une femme simple qui sait apprécier les petits plaisirs de la vie, les croisières, les voyages, une mani-pédi impeccables. Une grande bosseuse qui sait aussi savourer une margarita sur une belle plage, découvrir de nouveaux restaurants, de nouvelles cuisines, de nouvelles cultures. Couche-tard, lève-tôt, « you can’t outwork me », lance-t-elle fièrement celle qui se donne corps et âme pour supporter et promouvoir la diversité à l’écran à travers le monde. Dès le début de sa carrière au Canada, elle a eu une mission solide : «Je ne veux plus que les personnes issues de minorités qui veulent entrer dans le milieu du cinéma ne puissent trouver de débouchés ou de portes à s’ouvrir devant eux».
Celle qui s’inspire de parcours de personnalités, telles que Oprah Winfrey — qu’elle a eu le chance de rencontrer– ou du couple Obama était bien armée pour défier l’exclusion et le racisme qui l’ont accueillie lorsqu’elle a tenté de faire ses preuves dans le milieu du cinéma à Montréal. Elle a vu sa mère Jocelyne tomber sept fois et se relever une huitième pour transformer les situations impossibles. Elle a aussi observé son père, ce modèle de résilience qui lui permettait de croire qu’elle pouvait être tout ce qu’elle voulait, dès l’enfance. Fabienne a donc osé partir à la conquête de ses rêves sans se laisser atteindre par les refus. « Si j’écoutais ces gens qui me décourageaient, aujourd’hui je ne serais pas là où je suis », a-t-elle avancé tandis qu’elle revient volontiers sur des étapes importantes de sa carrière.
Scolarisée au collège Marie-Anne, Fabienne Colas, née à Port-au-Prince le 18 mars 1979, développe très tôt un goût pour les arts, le cinéma et la télévision. Elle se forme comme mannequin à l’Académie Perfection de Magalie Racine, figure très connue dans le monde de la mode en Haïti. « Magalie, qui a également été ma professeure d’étiquette à l’école, est comme une mère pour moi. C’est une mentor, une amie, une confidente, une femme qui m’a supporté dans tout ce que je faisais. Fanm kore fanm, Magalie symbolisait cela. D’ailleurs, de toutes les belles choses professionnelles qui me sont arrivées en Haïti, Magalie y était pour beaucoup. Tout le monde mérite d’avoir quelqu’un comme ça dans sa vie » a-t-elle lancé, reconnaissante.
La chance sourit aux audacieux
En février 2000, elle sort troisième gagnante du concours Miss West Indies, à laquelle elle représente Haïti. C’est l’amorce d’une carrière dans la publicité. On voit la Miss Haïti un peu partout. Surfant sur cette vague de succès, son père, une fois, lui suggère de s’essayer au cinéma ! Emballée par l’idée, elle s’exécute. Un beau jour, elle débarque à la Télévision nationale d’Haïti (TNH) pour rencontrer le directeur de programmation d’alors, Raphaël Stines, réalisateur de la série télévisée Pè Toma ». Elle n’a ni rendez-vous ni invitation, mais elle pense qu’il voudra bien la voir. Son rêve d’être sur le petit écran lui donne des ailes.
Monsieur Stines lui-même est intrigué par cette visiteuse impromptue mais si sûre d’elle. « Il est arrivé en gentleman. Je me rappelle lui avoir dit : « Vous ne me connaissez pas, vous aviez peut-être dû rencontrer mon père. Je suis Fabienne, je serai la prochaine star de votre série Pè Toma. Je me rappelle qu’il a pris une pause. Il a souri. Il a allumé sa cigarette, a pris une puff et n’a rien dit. Je sentais qu’il essayait d’être gentil », a raconté Fabienne, pince-sans-rire.
«Je n’ai aucune expérience, je n’ai encore jamais joué dans rien du tout, mais je vous dis, vous devez m’essayer, vous devez m’engager. Parce que je suis vraiment la prochaine star de votre série», a-t-elle poursuivi. Monsieur Stines ne lui promet rien ce jour-là, néanmoins il accepte de prendre ses coordonnées. Aujourd’hui encore elle n’en revient pas d’avoir été aussi brave. « Je repense à cette fille que j’étais à dix-huit ans, je me dis franchement, j’étais incroyable! Aujourd’hui je n’aurais jamais fait cela. Quand on est jeune, on est intrépide, tout est possible », a rappelé Fabienne.
Et puisque, comme disait Virgile, la seconde fortune est l’audace, cette visite s’est révélée payante. Trois jours plus tard, la femme de Raphaël Stines, Jenny, la coordonnatrice de production, l’appelle pour lui annoncer une bonne nouvelle. « Raphaël m’a dit que vous étiez très tenace et très convaincante et que vous vouliez passer une audition. On a un petit rôle pour vous pour commencer, ce sera un test. Si cela fonctionne, vous resterez avec nous. Si cela ne marche pas, on ne veut plus entendre parler de vous! ». Réussissant ledit test, Fabienne Colas décroche un rôle dans Pè Toma. Ainsi fait-elle son entrée dans le monde du cinéma Haïti.
Comme une bonne nouvelle vient rarement seule, la chance lui sourit à nouveau un peu plus tard. En 2001, Raphaël Stines travaille avec Roland Dorfeuille, dit Pyram, sur la production cinématographique : Bouki nan paradi, une adaptation du roman de Franck Fouché. « Il a créé un petit rôle pour moi, j’ai eu trois apparitions. Et je pense que celles-ci allaient changer ma carrière», confie madame Colas. En effet, ce film lui a offert l’occasion de rencontrer les professionnels du secteur, dont Jean Gardy Bien-Aimé et Richard Sénécal qui fut directeur de photographie sur le film. «Bouki nan paradi était vraiment l’élément déclencheur de tout ce qui allait suivre en fait», a admis l’actrice, qui, peu de temps après, se retrouve dans Barikad, le film qui consacre son talent d’actrice.
L’aventure Barikad
Si elle n’avait pas trouvé sa voie dans le septième art, Fabienne aurait pu aussi faire fortune dans le storytelling. Avec cette voix et cet accent qu’on reconnaîtrait entre mille, elle accroche aisément l’attention de son interlocuteur. « Pour Barikad, j’ai failli ne pas faire le film du tout, a-t-elle fait savoir. Il y avait déjà une autre actrice à être engagée. Celle-ci était partie à Montréal. À entendre Richard expliquer un peu son problème, je lui ai demandé de quel rôle il s’agissait. Il m’a tout de suite dit que ce n’en était pas un pour moi. Le personnage était calme, réservé, moi j’avais un tempérament de feu. J’ai vraiment insisté pour qu’il m’essaie, pour que je passe une audition. D’ailleurs cela a pris un temps fou pour que Richard me donne une copie du scénario. J’ai dû le convaincre et j’ai toujours été fière de cela. Car ceci démontre que quand vous voulez quelque chose pour de bon, il ne faut jamais abandonner au premier non que l’on vous dit .»
Sa performance dans Barikad se révèle un succès. Le film cartonne. Son talent est salué par la critique et récompensé par le Ticket d’or de la meilleure actrice en 2005. Après avoir conquis le marché haïtien, Fabienne rêve de briller à Hollywood. Mais avant de se consacrer à cette tâche qui risque de lui prendre toute la vie, elle fait escale au Canada. Elle doit notamment voir Marie Claude Lavoix, sa correspondante depuis l’âge de 12 ans qui l’invite à Chicoutimi, une ville dont elle tombe amoureuse. « Depuis je n’ai jamais quitté le Canada » a lancé Fabienne, qui se considère désormais comme la fille de deux îles, “Haïti et Montréal”.
Les débuts au pays de la feuille d’érable ont été très difficiles. Outre le choc culturel, il y a aussi l’exclusion, le racisme systémique, le manque d’opportunités, ces choses contre lesquelles elle se bat actuellement. « Quand je suis arrivée et que j’ai voulu travailler, conquérir le Canada, j’ai vite réalisé que malheureusement il y avait peu de place pour moi. À la télévision québécoise, il n’y avait que des Blancs qui jouaient vraiment. Je me rappelle avoir vu deux personnes noires jouer dans Watatata w, une fille et un garçon noirs. Mais sinon dans les autres émissions tout le monde était tout blanc. J’ai commencé à faire venir des films d’Haïti, mais il n’y avait personne pour les regarder. Aucun festival qui accepte de les projeter».
Très vite elle remarque que ce n’est ni parce qu’il n’y pas pas d’actrices noires, ni parce qu’elle est autodidacte, ou qu’elle n’avait pas fait le conservatoire ou l’école nationale de théâtre là-bas qu’elle n’arrivait pas à trouver de rôle. Le problème était bien plus profond. Sans audition, sans opportunité de travail, elle décide d’offrir une alternative, de créer des opportunités pour des gens comme elle.
Créer des opportunités pour soi et pour les autres
Pour Fabienne Colas, les faits étaient clairs. Montréal avait besoin d’un autre festival. C’est ainsi qu’elle reprend la Fondation Fabienne Colas et décide de lancer son premier projet, le Festival du film haïtien de Montréal en décembre 2005. Le succès ne se fait pas attendre. Plus de 3000 personnes font le déplacement pour ce festival qui deviendra par la suite le festival du film black de Montréal, le plus important festival de ce genre au Canada et le seul festival de films black officiellement bilingue (français / anglais) en Amérique du Nord. Depuis, elle a enchaîné sur d’autres initiatives, le festival Haïti en folie à Montréal (2007), le Festival du Film québécois en Haïti (2009), Fondu au noir (2012), le Festival du Film Black de Toronto (2013).
Aujourd’hui, on la surnomme « la reine des festivals »; elle a créé et géré 12 festivals à succès entre Montréal, Toronto, New York, Halifax, Port-au-Prince et Salvador (Bahia, Brésil). Le succès la suit, mais son ambition reste la même: “faire en sorte que les gens qui lui ressemblent puissent trouver un festival sérieux qui veuille passer leurs films, offrir une vitrine et une voix à des artistes qui autrement ne seraient ni vus ni entendus”.
« Une opportunité, un besoin, un projet en amène un autre. C’est ainsi que l’on a poursuivi . Aujourd’hui, on fait le plus grand programme de mentorat pour des cinéastes au Canada. Un programme supporté par Netflix et la Banque nationale. Pouvoir dire que l’on a des partenariats avec les plus grandes entités au Canada, c’est un privilège que l’on ne prend pas pour acquis, c’est extraordinaire. Cela change la perception des gens du milieu cinématographique et télévisuel à chaque pas. Les gens n’embauchent toujours pas beaucoup de talents noirs. Mais nous, nous les formons, nous leur donnons les outils pour qu’ils puissent aller sur le marché du travail. À un moment donné, il y en aura tellement que personne ne prétendra ne pas pouvoir en trouver. C’est cela notre but», a révélé l’actrice, réalisatrice et productrice Fabienne Colas.
Plusieurs prix sont venus saluer et récompenser son travail. Figurant dans le classement des 100 femmes les plus influentes du Canada en 2019, Fabienne Colas a reçu une médaille de l’Assemblée nationale du Québec en février 2015 en reconnaissance de son leadership et de sa contribution à la lutte contre le racisme et la discrimination au Québec. Elle a aussi obtenu le prix Harry Jerome Arts & Culture Award à Toronto pour sa contribution aux arts et à la culture au Canada en 2017 et fut lauréate du Gala Femmes en cinéma, télévision et média numériques (FCTMN) pour sa contribution exceptionnelle dans l’industrie cinématographique québécoise en 2018. Le prix Martin Luther King Jr. Achievement Award lui a aussi été décerné par la Black Theatre Workshop en 2019, pour ne citer que ceux-là.
En février 2022, sa fondation a bénéficié d’un appui financier de 3 millions de dollars du gouvernement canadien à travers le Fonds pour l’écosystème du Programme pour l’entrepreneuriat des communautés noires. Des fonds qui contribueront au lancement du Festwave Institute dont l’objectif premier est de soutenir les entrepreneurs noirs mal desservis de l’industrie du cinéma et de la télévision en leur offrant une formation commerciale et en renforçant leurs compétences pour qu’ils soient à même de saisir les opportunités qui se présentent.
« Je suis très fière de cette petite fille qui est venue ici. Elle n’a pas réalisé son rêve d’actrice en Amérique du Nord, mais a permis à beaucoup d’autres personnes d’accomplir les leurs. Je suis fière de cette petite qui n’avait rien d’autre qu’un rêve et une vision, celle de continuer à créer des plateformes pour amplifier les voix de talents noirs, montrer une diversité de voix, de visages et de points de vue dans notre société », a-t-elle confié tout en faisant un clin d’œil à son équipe et ses différents partenaires. Elle a raison d’être fière, celle qui est aussi détentrice d’un MBA exécutif des Universités MCGill et HEC Montréal.
Un adepte de la pensée positive
Pour Fabienne Colas, savoir où l’on va est l’une des choses les plus fondamentales. « Même quand vous ne savez pas comment vous allez y arriver, ayez quand-même une vision et un rêve très clairs. Une fois que vous vous êtes fixé, c’est bien plus facile de trouver des gens pour vous aider en cours de route. Mais si vous n’avez aucune vision, ou si vous tuez votre vision parce que vous ne voyez pas comment la réaliser, cela ne va pas marcher», a expliqué Fabienne Colas.
En bonne conférencière, on s’abreuve de ses paroles optimistes prononcées avec moult anecdotes sur sa vie personnelle. Une vraie Ted Talk cette entrevue. Cette passionnée du travail bien fait s’est construit une vie bien remplie où l’ennui et les regrets n’ont pas droit de cité. Elle enfile les heures supplémentaires, sans se soucier de l’horloge et en est très heureuse. « Ce que je fais n’est pas du travail. Je suis en mission. Je vois le résultat, les mentalités changent, je vois comment les choses avancent, je vois les opportunités qu’on leur donne», a déclaré celle qui soutient et promeut des films et artistes indépendants, notamment à travers le programme Être Noir.e au Canada, présenté par Netflix en collaboration avec la Banque nationale, devenu le plus grand incubateur pour les cinéastes noirs au Canada.
Pour cette année, elle a hâte de renouer avec le cinéma, de recommencer à écrire et à jouer. « Ce n’est pas trop tôt », diraient ses fans. Depuis 2005, ses initiatives et festivals ont présenté et soutenu plus de 5 000 artistes et attiré près de 2 millions de festivaliers, dont des sommités, telles Harry Belafonte, Spike Lee, Stedman Graham, Danny Glover, Martin Luther King III, Dany Laferrière, Wyclef Jean, P.K. Subban, Souleymane Cissé, Alfre Woodard… Elle peut donc ralentir tranquillement. Sait-elle seulement qu’on ne lui en tiendra pas rigueur ?
Publié le 3 février 2023 : https://lenouvelliste.com/article/240504/fabienne-colas-en-mission-pour-plus-de-diversite-a-lecran