« Résultat, choix, stratégie, évaluation, combat, construction », mettez ensemble ces concepts et vous avez une idée du champ lexical de Jessie Ewald Benoît. Ajoutez aussi les femmes et les jeunes comme deux sous-ensembles prioritaires de l’univers de cette professeure de mathématiques. Il y a près de 25 ans, elle a mis sur pied le Mouvement des femmes haïtiennes pour l’éducation et le développement (MOUFHED) et n’a jamais cessé de former, de servir et d’aider. Coup de projecteur sur cette mili- tante féministe, cette femme politique qui veut avec la même ardeur « les chocolats, les bonbons, les fleurs, mais aussi la liberté, les droits et l’égalité hommes-femmes ».
Ingénieure civile, Jessie excelle en mathématiques. Dès ses 25 ans, elle commence à enseigner cette discipline ainsi que le créole dans di- vers établissements scolaires et/ou universitaires du pays. Elle a consacré trente-cinq années de sa vie à l’enseignement et ne s’est arrêtée que cinq ans de cela. Le choix de ces matières n’est pas innocent. Elles ouvrent une porte sur ce qui l’intéresse fondamentalement. « Enseigner les mathématiques et donner de l‘importance à la langue créole langue de communication et de transformation sociale permettent de développer de la rigueur, du professionnalisme, de la discipline. On a l’exigence d’obtenir certains résultats », explique-t-elle.
Très pratique, cette femme de conviction a construit sa vie sur un raisonnement logique rigoureux et une philosophie très intéressante. Déterminée, elle n’abandonne jamais les causes envers lesquelles elle s’engage. « En ce sens, je choisis mes combats. Si je sais qu’une entreprise ne va m’amener nulle part, je ne perds pas mon temps. C’est pourquoi j’évalue toujours l’importance de mon engagement avant toute chose. »
Jessie prend naissance dans une famille nombreuse. Sa mère avait neuf enfants et son père treize. Incessamment, les parents lui rappellent que l’éducation est la seule richesse qu’ils laisseront à leur pro- géniture et qu’ils avaient l’obligation de s’outiller. Elle apprend donc à se débrouiller et à faire des choix. En primaire, elle use ses jupes sur les bancs de l’école nationale Thomas Madiou, poursuit son cycle secondaire au lycée des Jeunes Filles pour terminer les classes de rhéto et de philo au Collège Jean Price Mars. Très active, au lycée des Jeunes Filles, elle joue au sein de l’équipe de volley-ball puis de basket et fait aussi du théâtre.
À 12 ans, Jessie est jéciste, c’est-à-dire membre du mouvement Jeunesse étudiante catholique (JEC), et déjà on la porte à analyser la situation dans laquelle elle vit. Ayant connu la dictature, elle milite au niveau de plusieurs associations à tendance gauchisante ou communiste, qu’elles soient clandestines ou ouvertes, pour mener le combat contre Duvalier. « J’étais toujours dans de petits noyaux de groupes, ma génération à moi a grandi avec une mission de service et beaucoup de solidarité. J’ai toujours eu une cause en laquelle je crois. J’ai choisi la cause des femmes, des jeunes et de la paysannerie haïtienne. » Elle part en exil vers 1984, et en profite pour entamer des études de master en eau et environnement. Mais elle ne les termine pas vu qu’elle retourne au pays à la chute de la dictature duvaliériste. « J‘ai fait le choix d’Haïti, et ce faisant, j’ai fait aussi le choix des difficultés. Parce que, si on choisit de rester honnête et de ne pas marchander, dès fois on se retrouve seul en chemin. Heureusement, je n’ai pas peur de cela », relate la courageuse dame qui a connu bien de persécutions politiques en Haiti.
Elle contribue à la mise en place de différentes structures. « Dès 1987, j’ai cru en l’institutionnalisation du pays. J’ai fait les dix départements du pays pour faire un plaidoyer pour le vote de la Constitution de 1987, car je croyais que les institutions étaient nécessaires pour la démocratie et que la Constitution, même si elle n’était pas parfaite, était un outil fondamental pouvant nous mener vers le développement durable », exprime celle qui a aussi participé à des programmes d’alphabétisation avec le père Mathelier en 1986.
À cette même époque, elle est aussi membre fondatrice de Fanm dayiti et, après la disparition de cette organisation de femme, elle monte, de concert avec d’autres consœurs, le Mouvement des femmes haïtiennes pour l’éducation et le développement (MOUFHED). « J’ai gardé les restes de Fanm Dayiti, les dossiers, les documents, j’ai cherché d’autres femmes qui partageaient la même vision que moi pour fonder MOUFHED. Et, depuis 25 ans, nous n’avons cessé de lutter pour le respect des droits des femmes », explique-t-elle.
Même si elle n’est pas avocate, elle s’est lancée dans un combat visant la révision des codes et textes de loi de la République, qu’elle estime désuets et dont certains contiennent des dispositions discrimi- natoires à l’égard des femmes. Elle réclame de nouveaux textes qui leur soient favorables, qui permettent leur intégration et leur autonomie. Fièrement, celle qui fut membre fondatrice de la KONAKOM, avoue son appartenance à la Fusion des sociaux-démocrates, ce parti politique dont elle est une des vice-présidentes. « Il faut faire de la politique pour contribuer à changer les choses, pour faire avancer la cause des femmes », exhorte celle qui espère voir une participation féminine plus importante dans la vie politique du pays et réclame incessamment le respect du quota de 30% de femmes dans les espaces de décision de la vie nationale.
Outre les droits humains et les droits de femmes, la ville, la population et le comportement de celle-ci, les problèmes liés à l’état civil sont, entre autres, des thèmes qui intéressent cette sexagénaire, qui a fait ses études de génie à l’Institut Supérieur Technique d’Haïti, ci-devant Kay Leconte, qui est détentrice d’une spécialisation en population et développement ainsi que d’un master en études urbaines. Elle prépare actuellement son doctorat à l’Université Paris-Est en cotutelle avec l’Université Quisqueya en Haïti.
Pour devenir cette femme respectable, elle a consenti d’énormes sacrifices. « En général, je dors presque quatre heures par nuit, j’ai dû prendre sur mon temps de sommeil pour faire certaines choses. » Les échecs ne l’ont point découragée. Prenant acte de ses erreurs, elle n’a point peur de se remettre en question, de s’évaluer, de recommencer comme peut l’exiger la résolution d’un problème de math et continue à avancer, poussant chaque jour un peu plus loin ses limites.
Un mari très compréhensif a aussi supporté cette femme souvent retenue loin du foyer par des séminaires et des sessions de formation. « Je me suis mariée à 23 ans, mais je crois que j’ai eu de la chance. Comme dit la musique de Kreyòl la, fò w triye pou jwenn on bon grenn. Il m’a ac- compagnée dès le début. Si je dois me déplacer, comme cela arrive souvent, il assume toutes les responsabilités en mon absence. Même s’il est 100% occupé », s’exclame Jessie, qui a été bien pouponnée par la vie. « Je ne peux pas me plaindre », poursuit la femme de Me Victor Benoît, l’actuel ministre des Affaires sociales et du Travail. « Il prend soin de moi. De temps en temps, je me laisse gâter. J’ai toujours voulu les chocolats, les bon- bons, les fleurs, mais aussi la liberté, les droits et l’égalité hommes-femmes. Et j’ai tout trouvé ! », confie-t-elle, joyeuse, avec ce sourire qui ne laisse point de doute sur les sentiments profonds qu’elle porte à son époux.
Mère de trois filles et d’un fils adoptif, et grand-mère de surcroît, elle fait l’effort de mener une vie équilibrée en dépit de ses horaires chargés. « J’aime avoir du temps pour moi, j’aime lire, j’aime les romans policiers avec une bonne intrigue, la poésie créole aussi. Parmi mes écri- vains préférés, je peux citer Lionel Trouillot, Yanick Lahens, René Phi- loctète. Ah, je regrette qu’on ne parle pas beaucoup de René. J’adore aussi Frankétienne, c’est un ami, j’aime son théâtre. J’aime aussi écouter Boulot Valcourt. Bref, j’aime tout ce qui est beau », raconte cette militante qui a toujours été proche des jeunes, particulièrement de ses filles.
Pleine de vitalité, sympathique et souriante, Jessie, en dépit de ses cheveux blancs, est d’une étonnante jeunesse. « Je ne peux pas passer une journée sans rire ou sans blaguer », confie Mme Benoît. Très sereine, humble, Jessie a toujours cru dans le travail d’équipe. Cette femme lea- der a préféré servir de modèle, former et encadrer les autres au lieu d’être en première ligne, même si ses aptitudes auraient pu l’emme- ner vers de grandes responsabilités politiques au sein du pays. Certains diront même qu’elle a sacrifié sa vie politique au profit des plus jeunes.
« Je n’abandonne jamais », on retrouve cette petite phrase inscrite aussi bien en créole et qu’en anglais dans les cahiers de Jessie. Constamment sollicitée pour des formations et des conseils avisés, elle a du mal à refuser. Surtout s’il s’agit de femmes. Cela fait deux ans qu’elle s’est mise en tête d’apprendre à « dire non je ne peux pas ». Mais, pour le moment, elle n’y est pas encore. Former les autres aux quatre coins du pays et même ailleurs, c’est ce à quoi elle semble destinée.
Le Nouvelliste | Publié le 23 juillet 2015