La lutte des femmes ébranle les sacro-saints conforts de la société patriarcale. Elle sous-tend une véritable révolution dans la pensée, les actions et surtout les mœurs. Cela fait si peur à certains qu’il n’est guère facile de trouver des alliés. Cependant Marie-Frantz Joachim rêve encore et toujours de ce moment où l’égalité pleine et entière entre les hommes et
les femmes sera consacrée à tous les niveaux en Haïti. Elle y emploie tout son temps et toute son énergie. « Je ne peux pas mettre le militantisme de côté » confie celle qui s’arc-boutant à ses convictions, démontre un engagement total et irréductible en faveur de la lutte des femmes dans son pays.
Membre de Solidarité Fanm Ayisyen (SOFA), fondée le 22 février 1986, Marie-Frantz Joachim est l’une de ces femmes haïtiennes qui ne conçoivent pas leur vie sans ce combat féministe. « Une bonne partie de ma vie tourne autour de la SOFA, que ce soit comme simple militante ou comme membre du comité de coordination nationale. Je ne me vois pas être en Haïti avec tous les problèmes qu’il y a et ne pas m’engager dans une lutte, particulièrement dans la lutte des femmes. Il y a tellement à faire dans ce pays », avoue cette dame pour qui le 1er mai, le 8 mars, le 25 novembre, le 3 avril sont des dates sacrées eu égard à leur portée symbolique dans la lutte des femmes.
Cadette d’une fratrie de 7 enfants, elle grandit à Fontamara. C’est une famille traditionnelle où sa mère doit abattre le gros des tâches domestiques et son père travailler. À l’orée des années 80, alors en classe de terminale au lycée Marie-Jeanne, la voilà exposée aux idées révolutionnaires contenues dans les grands classiques littéraires tels que Le Capital de Karl Marx, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Friedrich Engels. Cela l’interpelle. « Je m’étais tou- jours demandé si le destin de toute femme était de vivre comme ma mère. Confrontée à ces auteurs, j’ai commencé à comprendre les relations entre mon père et ma mère, entre mes frères et moi, et là je me suis dit : mais il y a quelque chose qui cloche ! »
L’année 1986 est une date charnière. L’effervescence pour ces jeunes à peine sortis d’un régime dictatorial. « 1986 marque une période où les jeunes étaient en contact avec les grandes idées progressistes », se rappelle celle qui commencera à militer au cours de cette année-là, pas (encore) en tant que féministe, mais en tant que simple jeune motivée à faire bouger les choses.
On la retrouve dans la cour de l’église Saint-Jean Bosco en tant que membre fondatrice de « Solidarite ant Jèn » (SAJ) ainsi qu’à la Fédéra- tion nationale des étudiants haïtiens (FENEH). Dans ce cadre asso- ciatif, elle visite les quartiers défavorisés dont La Saline, Cité Soleil, Lakou Tokyo. À l’époque, j’étais très choquée de voir comment les gens vivaient dans ces quartiers raconte l’activiste féministe.
Elle obtient une licence à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, dispense des cours de créole dans une école secondaire et intègre la direction interdiocésaine d’alphabétisation communément appelée Mission Alpha où elle intervient majoritaire- ment dans l’élaboration de manuels pédagogiques pour adultes, parti- culièrement du livre de calcul « Ann aprann kouche chif sou papye ». À ce poste, elle sillonne le pays pour les sessions de formation et, pour la première fois est réellement en contact avec la réalité des femmes du milieu rural.
Un peu plus tard, elle travaille pour le Centre de recherche et action pour le développement (CRAD). Par la suite, en novembre 1994, parti- cipe à l’implantation du Ministère à la Condition féminine et aux Droits des Femmes. « J’étais responsable de recruter des gens tant au niveau central qu’au niveau national afin de monter les différentes directions comprises dans la loi-cadre du MCFDF. À cette époque, où ce ministère venait d’être crée et n’avait pas encore de directeur général, je jouais donc un peu ce rôle en rencontrant les organisations de femmes à travers le pays pour les impliquer dans la mise en place des directions départementales du ministère. »
En 2002, elle se rend en France. Elle y passe trois années durant lesquelles elle étudie les lettres modernes à l’Université Cergy-Pontoise et décroche une maîtrise en sciences du langage de l’Université Paris Sorbonne. Elle s’inscrit en thèse, mais ce doctorat, elle ne le ter- mine pas, car elle revient en Haïti en décembre 2005. « Quand on rentre en Haïti, c’est un peu difficile de concilier vie professionnelle, familiale et études », s’excuse-t-elle ; mais, au fond, la vraie raison qu’elle énonce à peine est qu’« il fallait que je revienne, pour ma famille, j’ai un mari, une fille, et je savais aussi qu’Haïti a besoin de moi. Ma contribution dans la lutte des femmes à plus de sens ici qu’en France où il y a déjà beaucoup de personnes à militer, et des acquis que nous n’avions pas encore ici ».
Elle se met au service de la OXFAM, assurant la coordination d’une campagne contre les armes légères dans les quartiers défavo- risés. Consultante indépendante, elle fournit son expertise à plusieurs entreprises dont Action Aid, la coopération canadienne, le ministère de la Planification, le ministère de l’Intérieur et des Collectivités territo- riales. De 2006 à 2010, elle dispense un cours d’expression écrite et orale créole à la Faculté des sciences humaines, puis prête le bras dans le montage d’un cours en genre à l’Université Quisqueya avec Danièle Magloire, Sabine Lamour Manigat, Eunide Louis, Mirlande Manigat. Elle y enseigna notamment « Introduction aux théories féministes ».
« … Je ne peux pas mettre le militantisme de côté »
Son périple de féministe débute vers 1986 après deux ateliers de formation suivis à la SOFA. De manière irréversible, elle est convaincue de la nécessité de s’engager dans la bataille pour la libération de la femme. « Il n’y a pas un meilleur espace pour que les femmes puissent exercer leur leadership si ce n’est les organisations de femmes », souligne- t-elle fière d’appartenir à cette association qui se réclame du courant féministe populaire, dont elle ne peut se séparer depuis plus de 25 ans.
Inspirée par des femmes telles que Clara Zetkin, son rêve demeure de voir l’égalité entre les hommes et les femmes à tous les niveaux : économique, social et éducatif. Elle a des idées bien à elle. « Les tâches domestiques devraient être partagées entre les hommes et les femmes. Parce que je suis sûre que si les hommes avaient à réaliser des tâches domes- tiques, ils ne sentiraient pas à l’aise à perdre leur temps avec les potes ou dans les débats inutiles. Comme nous, ils auraient la préoccupation de la maison quand ils sont dehors, réserveraient du temps pour la famille. C’est peut-être une utopie, mais moi je crois que c’est fondamental. Tant que ce système patriarcal existe, c’est sûr qu’il y aura de l’inégalité. De même que tant que le système capitaliste existera, il y aura toujours un fossé énorme entre les riches et les pauvres. » Pour elle, la révolution qui viendra des femmes mettra fin à tout cela.
Mordue de lecture, grâce aux livres, elle découvre des femmes ex- traordinaires qui l’inspirent. Nora Astorga Gadea de Jenkins, une guerrillera nicaraguayenne, la Russe Alexandra Kollontaï, les femmes de la Ligue féminine d’action sociale en Haïti, pour ne citer que celles-là. « Si on me donne la parole », de Domitila Barrios de Chungara, figure parmi ces livres qui ont aussi marqué cette femme, épouse et mère d’une fille de 23 ans.
Dans le temps, elle a milité dans une organisation politique qu’elle ne veut pas nommer mais là, maintenant, elle ne fait partie d’aucun. L’espace féministe lui suffit. Mais elle ne se voile pas la face. La re- lève doit être assurée. Et même si elle regrette de ne pas voir chez les jeunes la même fougue, la même détermination qu’elle avait à leur âge, elle s’efforce d’écrire pour que les jeunes connaissent le mouvement. Elle se fait un point d’honneur à répondre aux invitations pour des conférences un peu partout dans le pays, parce que ce transfert de connaissances, cette formation théorique est important. Mais sur- tout parce que les jeunes doivent s’organiser pour que l’égalité homme- femme devienne effective, et que les violences faites aux femmes et aux filles disparaissent.
Prudente, perspicace, tenace et intransigeante, la militante défend ses idéaux avec passion. À l’observer et à l’écouter, on aurait bien envie de se laisser endoctriner tant son ardeur est exaltante. D’ailleurs, pour elle, la vie ne mérite pas d’être vécue sans une cause à défendre. « Aller à l’école, trouver un travail, et mener sa petite vie, tout cela est bien trop banal. Il faut un peu de mouvement. Il faut s’impliquer dans les affaires du pays, développer le civisme, endosser la cause des jeunes, de l’environne- ment… Bref s’engager ! », répète cette femme aux cheveux courts, habillée sobrement, le visage à peine maquillé qu’on a retrouvé sur le béton à maintes grandes manifestations féministes. Réfractaire à ce système patriarcal qui piétine souvent le droit des femmes, elle n’est pas prête à abandonner le combat. Verticale, le regard perçant, elle confesse : « La lutte féministe, c’est ma vie. Je ne peux pas mettre le militantisme de côté. »
Le Nouvelliste | Publié le 9 juillet 2015