N’entre pas en politique qui veut, mais qui peut, car les chemins sont pavés de ronces et d’épines. « Les enfants et les femmes devraient se tenir à l’écart de ce monde en Haïti », lui a-t-on maintes fois répété. Mais, heureusement, Marie Jossie Étienne n’a point écouté. Elue député de la circonscription de Milot Plaine-du-Nord depuis 2006, cette agnelle a survécu dans l’arène parlementaire pendant deux man- dats consécutifs. Résolue à continuer le travail, elle en brigue maintenant un troisième. Portrait de cette femme timide et humble, sacrée « femme de courage d’Haïti » par l’ambassade américaine en 2013 pour son rôle dans la lutte pour la décentralisation et pour la participation active des femmes dans la vie politique en Haïti.
Sans un bijou, sans un soupçon de maquillage, l’étonnante simplicité de cette femme politique, vêtue d’un ensemble veste et jupe beige, est l’une des choses qui capte le regard. Ses cheveux crépus remontés dans un afro puff, son attitude révérencieuse siéent bien à son statut de femme chrétienne, membre de la première église baptiste philipienne de Milot. Cette église où elle forge ses premières armes de leader. Chantant dans diverses chorales, jouant au piano, elle devient monitrice de l’école du dimanche dès l’âge de 12 ans. À 18 ans, elle commence à diriger l’association de jeunesse de son église. Cela dura près de quatorze ans. Très dynamique, elle fonde, en 1994, le Cercle d’épanouisse- ment de la jeunesse féminine de Milot (CEGEFEM) pour encourager les femmes à s’impliquer dans les activités sociales de la communauté.
À Milot, elle grandit aux côtés de ses quatre sœurs sous l’œil bienveillant d’un oncle. Son père et sa mère ont émigré aux États-Unis alors qu’elle n’avait que six ans. Après ses études primaires et secondaires respectivement au Foyer évangélique baptiste philipien de Milot et au Collège pratique du Nord, au Cap-Haïtien, elle prend des cours de labo- ratoire médical et, peu de temps après, effectue un stage à l’hôpital de Milot. Mais ses idées se tournent de plus en plus vers le développe- ment. Participant à un concours organisé par le PNUD, elle est la seule femme parmi les 27 participants à être admise à une formation en genre qui dura deux ans. À la suite d’un nouveau concours, un peu plus tard, elle a l’opportunité de suivre une autre formation portant sur les ques- tions liées aux droits humains, aux droits de la femme et aux collectivi- tés territoriales, offerte par la mission civile OEA/ONU pendant deux ans. Grâce à ses connaissances, elle réalise, au sein de ladite mission, des formations en gestion de projets au niveau des départements du Nord et du Nord-Est, et travaille dans le Sud pour la World Vision.
Pendant ce temps, l’admiration ne fait que croître pour la fille de Toussaint Étienne et d’Edith Prophète à Milot, cette ville où elle est née le 28 février 1972. Cela la propulse vers des sommets insoupçonnés.
Et elle devint député…
Elle n’est pas allée vers la politique. Ce fut l’inverse. Avec cette réputation de femme déterminée, compétente et altruiste qu’elle s’est construite au sein de sa communauté, elle se positionne comme la digne fille capable de redorer le blason de cette commune. Car, depuis 32 ans, les députés qui représentent la circonscription au Parlement ne viennent que de la Plaine-du-Nord.
En 2005, un groupe de notables la rencontrent pour lui demander de se porter candidate aux élections législatives « Comment une femme d’église peut-elle émerger en politique alors que, pour les chrétiens de son entourage, politik ak legliz se lèt ak sitron ? », souligne-t-elle. Mais le poids des barrières sociales, religieuses et culturelles à abattre ne la décourage pas. Au sein même de son foyer, elle doit mener un combat.
« Gason ayisyen pa abitid pou yo gen fi chèf ! Pou yo, lè on fi otorite, yo pèdi chèf yo », explique celle qui doit aussi convaincre le pasteur de son église pour qu’il accepte son entrée en politique et l’accompagne dans ses projets. « Pito w te touye m ou pat di m on bagay konsa », lui reproche son père quand elle lui annonce la nouvelle. Pour le réticent notable comme pour beaucoup d’autres, cette femme trop calme et trop polie n’a pas l’étoffe d’une politicienne.
Son mari y oppose son veto. « D’ailleurs, tu sais bien que, depuis trente-deux ans, le député vient de Plaine-du-Nord, tu ne peux t’embar- quer dans cette histoire », explique ce dernier. Mais, tenace, elle use de tous les arguments pour rallier son mari à sa cause. « Avec ou sans toi, je serai député », se rebelle-t-elle face au refus constant de son mari.
Après cette déclaration – qui va polluer l’atmosphère familiale, elle se lance à corps et à cri dans la bataille qui s’annonce acharnée. Très astucieuse, et bonne stratège, elle se dit que Plaine-du-Nord rafle les députés parce que démographiquement elle est plus importante que Milot. Elle se dit donc que si elle peut rallier à sa cause une ou deux sec- tions communales de celle-ci, avec le support inconditionnel de Milot, elle gagnera.
Chose dite, chose faite. « Un jour, dit-elle, alors que je me rendais à Robillard, une localité de la troisième section communale de Plaine-du- Nord, je me suis rendu compte qu’il y avait un énorme trou au beau milieu de la route. J’appris qu’à cause de cela, plusieurs accidents, dont certains mortels, avaient eu lieu. Je me suis dit que ce problème devait être résolu. J’ai décidé que j’allais offrir trois camions de remblai pour faire réparer ce trou pendant la nuit afin que, le lendemain, quand tous se mettront à chercher l’auteur de cette bonne action, on leur réponde se tidam Milo ki candida pou depite a. »
C’est un coup de maître. Les habitants de Robillard sont déjà conquis par cette femme qui n’est pas des leurs et qui ne possède même pas de voiture, cette candidate qui s’en vient résoudre un problème dont les autres ne s’étaient guère soucié.
Les neuf autres hommes engagés dans la course électorale ne prennent pas trop au sérieux cette rivale qui a un tempérament plu- tôt effacé. « Elle est folle celle-là », ironise-t-on. Ce n’est qu’une simple femme, qui d’ailleurs est chrétienne, qui ne parle pas fort et qui n’est soutenue que par un tout nouveau parti politique dénommé Parti libéral haïtien (PLH).
Cependant, dans l’ombre, et au prix de grands sacrifices, la néo- phyte défriche le chemin vers le succès. Elle s’évertue à faire du porte- à-porte pour séduire ses électeurs et vendre son programme, s’adonne à la lecture méticuleuse de la Constitution et de la loi électorale et écha- faude des plans pour déjouer les fraudes auxquelles ses adversaires vont sûrement recourir.
Ses efforts seront récompensés. La courageuse dame produit elle- même sa défense devant le Bureau du contentieux électoral national (BCEN) pour contester avec preuve à l’appui les résultats du scrutin. Seulement deux cas de contestation-dont le sien- sur les 72 déposés au BCEN obtinrent gain de cause. Elle est donc élue député de la circons- cription de Milot/ Plaine-du-nord pour la 48e législature en 2006.
Quand on est une femme politique en Haïti, il y a toujours un prix à payer.
Quoiqu’ayant remporté le scrutin, son calvaire ne fait que commencer. Le jour de sa prestation de serment tourne presque au cauchemar. Un autre candidat, Claude Lesly Pierre, veut se faire installer à sa place. Les menaces de mort de la part de ce candidat malheureux la glacent d’effroi. Mais son assurance en son Dieu et en sa légitime réussite ne l’abandonnent pas. Au président de l’Assemblée nationale qui la dissuade de prêter serment en lui disant « si w sèmante aswè a, ou ap mouri », elle répond avec toute la fierté et la bravoure christophiennes : « Président, je ne quitterai pas le Parlement sans mon titre. Parce que mes épaulettes, je les ai gagnées sur le champ de bataille. Si je dois mourir ce soir, ce sera le député Étienne Marie Jossie qui mourra et non une simple femme. » Elle échappe de peu à une tentative d’assassinat dans la soirée et doit se déguiser pour quitter le local du Parlement et rentrer chez elle à pied.
« Ou pa konnen fi ak timoun pa fè politik ann Ayiti ? », lui rappelle une dame au Parlement au fait des manigances qui se jouent dans son dos. Mais elle s’entête. Les jours suivants, les dangers ne s’estompent pas. « J’ai dû loger pendant un an et demi dans une chambre d’hôtel au Visa Lodge pour dormir plus ou moins en sécurité. » Elle a la chance d’être choisie encore sur concours pour une formation en genre en Ita- lie, ce qui la maintient de temps en temps hors du pays.
Le 1er août 2010, près d’un mois avant les élections auxquelles elle participe, alors qu’elle et son mari reviennent de Milot où elle avait assisté à la commémoration des 70 ans de l’église baptiste philipienne de Milot, elle est victime d’un kidnapping, à l’entrée de Port-au-Prince, puis embarquée dans un canot de pêche. Elle ne sera libérée que deux jours plus tard contre une rançon.
Mais au-delà de ces épisodes tragiques, la parlementaire doit mener un combat au quotidien pour défendre ses idées. Avec seule- ment trois femmes au niveau de la 48e législature et cinq femmes députés à la 49e sur un effectif global de 99 députés, il faut trou- ver l’art et la manière pour s’attirer la sympathie de ses collègues, de se forger des alliés pour être à même de faire passer son opinion. « Quand on est une femme politique en Haïti, il y a toujours un prix à payer. Fòk ou gen fanm nan fanm ou paske erè y ap aksepte nan men on gason yo pap pran l nan menw », paraphrase-t-elle.
Femme politique, mais aussi épouse et mère dévouée
Marie Jossie épouse Marie Frantz Daniel en 2000. Mais, devenue député six ans plus tard, et en dépit des tares inhérentes à la politique, elle ne relègue guère ses convictions aux oubliettes. « Menm si m chèf, m toujou soumèt mwen ak mari m. » Chaque week-end, elle se retrouve dans le Nord avec son mari et, pour plus de proximité, avec ses man- dants. Mais, très tôt le lundi matin, elle est à Port-au-Prince. Mère de deux filles et d’un garçon, elle se fait le devoir de les déposer tous les matins à St-François d’Assise et à Saint-Louis de Gonzague, leur éta- blissement scolaire respectif. Et, en dépit des rigueurs et des obliga- tions inhérentes à sa fonction, elle trouve le temps de faire étudier ses enfants, et de faire la cuisine pour eux certains jours. « Ils sont toujours parmi les meilleurs de leur classe », souligne en passant le député.
L’adoption d’un quota minimal de 30% : une de ses bonnes actions
C’est Margareth Tacher qui disait: « En politique, si vous voulez des discours, demandez à un homme. Si vous voulez des actes, demandez à une femme. » Elle n’a pas passé outre à cette phrase. Avec satisfaction, elle étale ses différentes réalisations. « Mes actes parlent pour moi », assure celle qui, au cours de ses deux législatures, fut membre de différentes commissions, telles la commission Économie et Finances, Commerce et Budget, Tourisme et Culture et celle relative aux Affaires sociales et aux Droits des femmes.
De concert avec la ministre Marie-Laurence Jocelyn Lassègue, elle travaille énormément sur diverses lois en faveur des femmes. Au cours de cette séance du 25 avril 2012, qui demeure le meilleur souvenir de sa carrière de parlementaire, Mme Étienne a été le principal artisan du vote de l’instauration du quota de 30 % de femmes dans la fonction publique inscrit dans la Constitution amendée. Pour elle, « les femmes doivent jouir des mêmes droits, des mêmes privilèges que les hommes en Haïti. »
Elle a travaillé sur la loi sur la paternité responsable, une loi sur les enfants en domesticité, la loi sur l’adoption, a voulu se pencher sur le concubinage. Forte d’un si bon palmarès, elle remporte dès le pre- mier tour les élections législatives de 2010. Pour supporter les efforts d’intégration de la femme, elle préconisera le vote d’un budget sensible à l’équité de genre et aux secteurs sociaux.
Sous son égide, a été mis en place, dans le local même du palais législatif, le Bureau de l’équité de genre qui se veut le début d’une nouvelle politique plus inclusive à l’égard des femmes. Ce bureau a la mission de d’offrir un soutien technique aux parlementaires à travers l’analyse de genre des projets de loi au menu législatif et de faire des propositions aux parlementaires, en vue d’assurer la prise en compte des femmes dans les lois votées au Parlement. Il servira également de liaison entre les différentes organisations de femmes et la société civile. Pour sa communauté, Marie Jossie Étienne reste et demeure un véritable agent de développement qui, de concert avec les autori- tés centrales et locales, jouera un rôle dans la construction du lycée de Plaine-du-Nord, du lycée de Milot. « Ma présence au Parlement a changé Milot », clame-t-elle haut et fort.
Le pouvoir ne lui a point fait perdre la tête. Elle assume son rôle de parlementaire tout en conservant ses particularités de femme. Pour ne pas perdre son âme en tentant de se hisser vers des sommets que la société a réservés aux hommes, elle s’efforce de bien faire. « Et même si de temps en temps les gens vous demandent de leur mentir, j’essaie tant bien que mal de ne pas m’y laisser aller. » Avec beaucoup de modestie, elle reconnaît ses points forts ainsi que ses faiblesses. Marie Jossie prend toujours le temps de demander conseils à ses aînés quand la situation le requiert. À son mentor, Raphaël Bélizaire, qui réside à Milot, elle prête une oreille attentive. Elle regarde avec un grand respect des femmes telles que Marie-Laurence Jocelyn Lassègue, Danielle Saint-Lot qui sont pour elle des modèles.
Avec sagesse et finesse, elle a survécu dans ce milieu foncièrement masculin, où la femme doit toujours se prouver et afficher une conduite respectable pour être respectée. Mais où l’on ne peut même pas comp- ter sur le support de ses pairs féminins. En 2013, le prix « Femme de courage » décerné par l’ambassade des États-Unis à Port-au-Prince viendra récompenser le travail effectué par ce parlementaire dans la lutte pour la décentralisation et pour la participation active des femmes dans la vie politique en Haïti. Ce ne sont point les grands diplômes ni des talents de tribun qui font les grands personnages. C’est d’abord la volonté de changer et l’action qui font la différence chez ceux qui, comme elle, tentent de façonner le cours de l’histoire de leur société. Rentrée en politique par hasard, Marie Jossie n’en sortira pas de sitôt, puisqu’elle espère décrocher ce troisième mandat en tant que député. Quoique en vacances, on la retrouve au Bureau de l’équité de genre travaillant sur le Code de la famille qu’elle espère faire voter dès le début de la 50e législature.