Gaie comme un rossignol, Michaëlle Saint-Natus déroule le parchemin de sa vie avec un enjouement naturel et un sens aigu de la narration. Mille et une histoires qui révèlent chacune une facette de sa personnalité peuplent la conversation. Énergique, sévère et disciplinée, derrière cette femme aux cheveux noirs de jais coupés courts et au sourire affable se cache une bourgeoise bien atypique.
Professionnelle aguerrie ayant fait ses armes dans la gestion de projets pour des organisations internationales telles que l’UNICEF, l’UNESCO, la Banque mondiale, sa vie ressemble à un grand classeur métallique dont chacun des tiroirs garde précautionneusement ses précédentes réalisations. Elle ne s’embarrasse pas de souvenirs. Les années et les dates, elle s’en balance. « Dès fois, j’oublie jusqu’à mon âge », ironise-t-elle. « En général je n’aime pas beaucoup parler des choses que je fais. J’ai décidé de faire le noir sur mon passé et je n’aime pas y revenir. Je vis surtout pour l’avenir. J’ai des listes de choses à faire. Je les poursuis jusqu’à ce qu’elles soient terminées, ensuite je passe à autre chose », ajoute sur un ton plus sérieux celle qui a passé le clair de son temps à enseigner, contrôler, superviser et planifier.
Rien dans sa tenue vestimentaire ou dans son bureau à la Valerio Canez ne rappelle ostensiblement son appartenance à une des familles aisées du pays. Elle est très simple, la fille d’Hilda Canez et de Louis Auguste. Comme elle le dit, elle mène une vie assez particulière. « J’aime être à l’aise. Je ne m’embarrasse pas de régime alimentaire pour ne me pas priver ni ne suis du genre à thésauriser. À titre personnel, je n’ai pas l’ambition de posséder de grandes richesses, et une fois que j’ai ce qu’il me faut pour vivre, ça me convient. Mes enfants non plus n’ont pas été élevées dans le grand luxe ni les extravagances.»
Déjà très jeune, elle se plaisait toujours en compagnie de gens plus âgés qu’elle. Ses parents étant jadis propriétaires de la Librairie Auguste, elle lit beaucoup. Et, très tôt, elle porte des regards inquisiteurs sur les différences économiques et sociales qui existent au sein de la société. Accompagnant périodiquement son père dans les plantations de canne qu’il possédait pour le payroll des ouvriers, elle se demandait souvent : « Mais tous ces gens qui travaillent en plaine, comment est-ce qu’ils vont à l’école ? Ont-ils accès aux services sociaux ? », se rappelle celle qui laisse transparaître l’image flatteuse d’une personne généreuse, ouverte, d’un abord facile et très bavarde.
…Une tête bien faite
L’enfance de Michaëlle s’écoule sans écueils à Port-au-Prince où elle naît le 28 septembre 1953. Après avoir bouclé ses cycles d’études primaires et secondaires au pensionnat des sœurs de Sainte-Rose de Lima, ses parents l’envoient étudier à New York. « En principe, mes pa- rents voulaient que je fasse la gestion. Moi j’ai préféré faire deux diplômes. Un de gestion pour la satisfaction et un autre de littérature et linguistique pour la mienne. » C’est ainsi qu’entre 1970 et 1974, elle suit simultané- ment un cursus de licence en langue et littérature françaises et un autre en « business management » à Skidmore College, Saratoga Springs, NY.
Après l’obtention du grade de licenciée, la sémillante Michaëlle devint membre du Periclean Honor Society et opte pour une maîtrise en enseignement des langues avec spécialisation en enseignement bi- lingue qu’elle décroche en 1976. « J’avais décidé que je voulais faire de l’éducation. Donc, j’ai dû chercher un emploi afin de pouvoir rester là-bas par mes propres moyens. Mes parents m’avaient certes envoyé pour que je fasse une licence, mais ils ne disposaient pas d’argent pour une maitrise. »
Même si un peu plus tard elle se voit attribuer une bourse pour ses études de maîtrise à Columbia University de 1974 à 1976, elle commence à travailler comme personne ressource et formatrice pour le New York City Board of Education à Brooklyn. Les années suivantes, elle sert d’assistante technique pour un programme en déségrégation raciale dans l’État de New York, travaille comme assistante technique pour le New York State Education Departement au World Trade Center, puis dans le Nord-Est des États-Unis avant de devenir directrice entre 1982 et 1984 du projet HAPTT (Haitian Project in Preschool and Primary Teacher Training). « Je m’occupais d’écoles touchant des communautés haïtiennes et latines dans la ville de New York », résume-t-elle.
Michaëlle et son retour au pays
Malgré ses 14 ans aux États-Unis, Michaëlle ne jouit pas d’un statut de résident. Elle détient le visa de type H1 « Distinguished Merit and Special Abilities » qu’elle doit renouveler tous les ans. Ce qui implique qu’elle doit aussi détenir une autorisation expresse pour ses déplacements hors des États-Unis. Ainsi, fatiguée de cette situation, un beau jour elle décide : « Je ne reste plus chez vous, je veux rentrer chez moi ! »
Michaelle retourne en Haïti en 1985 un peu à l’avant-veille de la chute du régime des Duvalier. « C’était très difficile. J’avais des amis qui étaient très engagés. Moi aussi, je savais un peu ce qui se passait, mais je n’étais pas en première ligne. Avec mon allure, je ne pouvais pas », raconte celle qui, en secret pendant ses études à l’étranger, s’était abonnée à un journal de l’opposition, mais se gardait bien de paraître ouvertement antiduvaliériste pour ne pas se voir interdire l’accès au pays.
À son retour, elle rejoint la direction de l’entreprise familiale, Vale- rio Canez, prête ses services pendant deux ans en tant que directrice des services éducatifs chez Henri Deschamps et se lance aussi dans la rédaction de divers manuels scolaires primaires et préscolaires. C’est à elle qu’on doit « Mon premier livre de français », ce livre avec une couverture rouge destiné à l’apprentissage de la langue française qui fut pendant longtemps utilisé dans les établissements scolaires d’Haïti.
Elle fait ses armes dans l’éducation en devenant en 1994 une per- sonne-ressource en appui au diagnostic du système éducatif haïtien en collaborant au projet EDUCAT/Research Triangle Institute, pour le compte du bureau du Plan national d’éducation du MENJS. Elle a aussi collaboré à la Mission Alpha, cette grande campagne nationale d’alphabétisation. Elle devint coordonnatrice des programmes universitaires de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Quisqueya en 1996. Et, deux ans plus tard, la doyenne de la Faculté des Sciences de l’éducation dudit centre universitaire. Celle qui se dit créoliste rouge et qui a par ailleurs écrit « Goute sèl » y enseigne le créole et la pédagogie. Depuis janvier 2010, elle est consultante spéciale au conseil d’administration et à la direction de Haititec, un centre de formation professionnelle et technique, et fait actuellement office de contrôleur général à la Valerio Canez S.A. Directrice des projets éducatifs du Musée du Parc historique de la Canne à sucre de la Fondation Françoise Canez Auguste, qui est visitée par plus de 3000 écoliers par an, c’est une pas- sionnée d’art qui dépense une fortune pour améliorer sa collection et faire des recherches et travaux de terrain.
Michaëlle la philanthrope
Mais tout le charme de ce petit bout de femme réside dans son engagement dans le social à l’instar de ses parents. « Quand je suis revenue en Haïti, j’ai été m’installer à Côte-Plage pour pouvoir m’adonner à ma passion. Avec mes propres fonds, et de concert avec les membres de la communauté, j’ai aidé à bâtir puis ai offert à l’État haïtien une école presbytérale qui existe encore aujourd’hui. »
Elle a aussi laissé son empreinte à Furcy où elle a beaucoup travaillé avec les paysans et remis sur pied l’école communautaire de cette localité « J’avais trois projets que je gérais dans le morne La Selle. Quand je suis arrivée à Furcy, j’ai trouvé des écoles qu’il fallait restructurer. Il fal- lait aider les jeunes à apprendre un métier, pousser des femmes paysannes à développer leur leadership. »Grâce à son entregent, plusieurs dizaines de jeunes ont bénéficié des opportunités qu’elle a su leur créer.
« C’est ma vie de travailler avec les communautés. J’ai été élevée dans une famille qui a toujours vécu de façon très humaniste avec les gens qui travaillaient avec elle. Déjà, Tancrède Auguste, mon aïeul, au début du siècle dernier, avait une école sur ces terrains à Chateaublond pour les travailleurs. Je suppose que c’est ce qui m’a toujours poussé vers ce genre de choses. Et puis, il y a aussi mes études. Le fait d’avoir travaillé à New York avec des communautés très pauvres, cela m’a insufflé cette propension à agir avec équité, même si je n’irai pas à dire que je suis féministe. Il y a aussi mon mari aussi qui m’encourage toujours à tendre la main aux autres. » En effet, ses ancêtres du côté maternel, Valerio et André Canez, des musiciens, ont organisé des concerts à plusieurs reprises pour financer des activités telles que la construction du sanatorium.
Au cœur de ravine-Sèche, localité de Bois-Neuf, une section communale de Saint-Marc, sous son leadership et celui de son mari, ont été reconstruites, environ 120 maisons de 48 m2 en faveur des personnes défavorisées. « On allait souvent là-bas. Et mon mari m’a dit un jour : ‘‘Tu ne peux pas fréquenter cette zone-là et ne rien faire pour les gens’’. C’est ainsi qu’on s’est rapproché de ce village où les habitants étaient tellement pauvres qu’ils ne sortaient jamais. Je me demandais même com- ment ces gens pouvaient vivre dans ces situations. » Outre les maisons, désormais, ce village est doté d’un centre communautaire, de quatre bateaux de pêche, d’un poulailler, d’une école vocationnelle, d’un ter- rain de football, d’une pépinière ainsi que du Musée Frankétienne avec l’appui financier de Food for the Poor. « Maintenant, on travaille sur un musée Taïno avec Odette Roy Fombrun », confie-t-elle emballée par ce projet audacieux.
Sans dire qu’elle est son modèle, Michaëlle ressent beaucoup de respect pour Rosa Maria Torres, une éducatrice « qui dit des choses tellement simples, mais qui font tellement sens, que je me suis dit, mon Dieu, la connaissance est tellement simple et ce qui se conçoit bien se dit simplement », d’après elle. Elle sait aussi apprécier certains traits de caractère chez certains de ses congénères. « Je garde un petit peu de chaque personne que je rencontre. Par exemple, j’aime beaucoup Odette Roy Fombrun, c’est une femme qui a réalisé de bonnes actions. Nancy Roc, je ne suis pas d’accord avec toutes ses idées, mais j’apprécie son courage. Danièle Magloire est une autre dame très articulée qui a des convictions et qui défend une cause. J’aime la rigueur chez Michèle Pierre-Louis et Kesner Pharel qui est très pédagogue dans son approche de l’économie. »
Celle qui a épouse Clotaire Saint-Natus en 1987 ne se lasse de crier haro sur les préjugés, les critiques qui ne sont ni objectives ni constructives et surtout les généralités abusives concernant les « bourgeois ». Il y a des exceptions en tout. « Ce ne sont pas tous les bourgeois qui aiment aider certes, mais, si vous regardez, ce sont toujours les mêmes qui s’investissent dans des œuvres sociales. Il y en a qui sont très nationalistes, tout comme il y en a qui ne pensent qu’à eux. Il ne faut donc pas les mettre tous dans le même panier »
Mère de deux enfants, Michaëlle, c’est aussi une femme qui préfère montrer comment pêcher au lieu de donner des poissons. Le travail pour elle est sacré. « Bien que je sois éducatrice, je ne crois qu’au travail. Si les gens ont du travail, ils vont pouvoir tout faire. C’est cela le plus grand problème du pays. Si vous n’avez pas d’argent, vous ne pouvez envoyer vos enfants à l’école ni avoir accès aux soins de santé, donc ou un chimè ! », expose la pointilleuse Michaëlle, qui dirige d’une main ferme ses em- ployés pour obtenir des résultats. « Je n’aime pas être prise à défaut », ajoute-t-elle.
Avec une bonne humeur communicative et son franc-parler habi- tuel, elle ponctue ses réponses de multiples anecdotes. De temps à autre, ses lèvres minces s’étirent sur un grand sourire sincère. « Je te raconte ces choses parce que je suis un peu en dehors de la classe sociale à laquelle j’ appartiens. On me considère un peu comme la folle de la famille », confesse celle qui se distingue par son orientation et sa philosophie assez spéciale pour son milieu.
Aussi cool et fantaisiste que stricte et inflexible, Michaëlle regarde la vie avec toujours cette envie d’améliorer le quotidien des autres bien moins chanceux qu’elle. « Ma préoccupation maintenant, c’est d’observer les petites communautés afin de voir ce qu’on peut faire pour améliorer leur niveau de vie. Ces petites actions seront ma petite contribution pour un changement véritable. »
Le Nouvelliste | Publié le 22 juin 2015