1959, Micheline Dalencour décroche son diplôme à l’École normale de musique de Paris, rentre à Port-au-Prince, sa ville natale, et depuis y dispense des cours de piano et de solfège. Figure très connue dans le milieu de la musique classique en Haïti, Micheline Dalencour a accumulé cinquante-six ans de carrière dans la formation musicale. « L’enseignement a été ma vie », souligne cette éducatrice de référence.
Micheline Dalencour, avec C-O-U-R. Ne mettez-pas de t, je vous prie. C’est stupide, mais dès qu’on met le t, pour moi, c’est comme s’il ne s’agit plus de mon nom. C’est comme un décès », me prévient-elle, tandis qu’elle me regarde écrire son nom sur une page de mon cahier de notes. Elle éclate de rire, mais je prends sa remarque très au sérieux. De t, je n’ajouterai surtout pas, me résolus-je.
Calme, un léger sourire, elle nous guide vers cette salle où, en général, elle enseigne. Il n’y a personne d’autre que nous, son dernier élève vient de partir. « Même si j’ai pris ma retraite, j’ai quand même quelques élèves qui viennent pour deux heures le matin et l’après-midi. » Partitions, livres, plaques d’honneur et mérite sont ce qui attire le plus le regard dans cet espace au mobilier ancien. À nos côtés, trône un piano. Un baldwin. Celui qu’elle utilise tous les jours pour pratiquer. Bien sûr, malgré ses 77 ans, elle continue à s’entraîner une heure par jour. Même si son épaule gauche la fait souffrir.
Micheline a grandi en Haïti. Après ses classes de maternelle chez Jeanne Durocher, elle effectue ses études primaires et secondaires à l’Institution St-Rose de Lima. Très tôt, ses parents se rendent compte de sa sensibilité pour la musique. Ainsi, dès l’âge de 5 ans, ils lui font prendre des cours de piano chez Maria Ethéart, une professeure qui en- seignait aussi le chant. Après son baccalauréat, elle obtient une bourse d’études qui lui permet d’entrer à l’École normale de musique de Paris, en France. « Là-bas, j’ai découvert que j’avais beaucoup d’aptitude et d’at- tirance pour la pédagogie. Ces études me donnaient un bon niveau pia- nistique et exigeaient aussi de moi la maîtrise de matières connexes pour obtenir les diplômes. C’était pour moi une grande révélation d’apprendre la musique que j’aimais et de pouvoir aussi l’enseigner », explique Micheline qui revient au pays après ses quatre années d’études.
Diplôme en poche, elle commence avec ses cours privés de piano et le solfège. « Me créer ma petite place parmi d’autres pianistes déjà connus dans le milieu n’a pas été facile », fait-elle savoir. Certains ont vu l’arrivée d’une nouvelle comme une rivale plutôt que d’élargir le cercle. « Mais il faut savoir encaisser, faire face », explique celle qui anime Florilège du classique tous les dimanches sur Radio Vision 2000. Cela depuis deux décennies. Un peu plus tard, elle démarre avec des cours de chant et d’initiation musicale dans les écoles. Au kindergarten Jaqueline Turian d’abord, puis à l’école primaire Sainte-Trinité. « En maternelle, je leur apprenais à bien chanter, à ne pas crier, à articuler. Mme Turian étant une personne très ouverte, venait souvent assister à mes cours », se rappelle Mme Dalencour avec joie. « Les enfants haïtiens sont très doués pour la musique. Je n’ai jamais rencontré un enfant qui soit cancre en musique », témoigne la professeure qui a aussi travaillé au Collège Bird.
« Pour être un bon musicien, il faut pouvoir entendre juste. Pour cela, il faut pouvoir chanter juste. Si vous pouvez reproduire une chanson, c’est parce que vous l’aviez entendue. Voilà pourquoi le chant a toujours été à la base de mon enseignement. J’ai essayé de promouvoir cela le plus possible. Souvent, on me parle de grandes écoles, de conservatoires, je dis : Mettez d’abord la musique dans les écoles, apprenez à chanter aux enfants, à ce moment vous découvrirez les talents, et pourrez les orienter », explique cette fine pédagogue qui a fait partie du conseil technique, du conseil de direction de l’orchestre philarmonique Sainte-Trinité. « Participer avec d’autres à la mise sur pied de cet orchestre est l’une des périodes les plus fructueuses de ma vie », avoue-t-elle. « J’ai formé beaucoup de musiciens, pas vraiment de virtuose, mais j’ai aidé beaucoup à découvrir et à appré- cier la musique », explique Micheline qui, vers 1998, a eu aussi à ensei- gner à l’École nationale des arts (ENARTS).
Avec beaucoup d’émotion, la pianiste se rappelle le jour où elle a joué « La fantaisie tropicale de Justin Élie », l’un des meilleurs souve- nirs de sa carrière. Aujourd’hui, cinquante-six ans depuis qu’elle a com- mencé, Micheline a le sentiment d’avoir accompli une bonne mission.
« Dans ma famille, on est traditionnellement dans l’éducation. Mon arrière-grand-père était précepteur du président Salomon. Ma mère était institutrice. Je suis heureuse d’avoir pu fusionner mon goût pour la mu- sique avec ma passion de communiquer ce que je sais. » Convaincue que la musique est très importante pour l’équilibre, Micheline n’a jamais marchandé ses heures pour enseigner, prodiguer des conseils. Il lui est arrivé d’aider des enfants qui souffrent de problèmes psychologiques à travers la musique. Elle n’a eu ni mari ni enfant; la musique a empli la vie de cette grande pianiste haïtienne qui se passionne pour l’œuvre de Chopin et de Débussy. « Mais je considère que j’ai énormément d’enfants », dit-t-elle, en se référant à tous ses élèves.
Le Nouvelliste | Publié le 19 juillet 2016