Ancienne sénatrice de la République, ancienne Première dame d’Haïti, ancienne candidate à la présidence, professeure de droit constitutionnel et de sciences politiques depuis plus d’une vingtaine d’années, Mirlande Hyppolite Manigat, est l’une des plus belles figures de l’intelligentsia Haïtienne. L’octogénaire qui semble avoir embrassé avec la même passion sa posture d’universitaire, de femme politique, d’épouse, de mère et, affiche toujours le même sourire bienveillant, mais un regard plus sage, plus lucide, plus calme sur la vie et la politique de ce pays.
« À mon âge, le futur est derrière moi. Je ne rêve ni d’argent, ni de jeunesse, ni d’aventure, ce n’est pas mon tempérament, me remarier, par exemple, non ! », s’écrie Mirlande Hyppolite Manigat qui promet d’entrée de jeu de répondre à toutes les questions, même les plus osées, avant de partir d’un grand rire. Un rire sincère qui emplit l’atmosphère et casse d’emblée le mythe du personnage austère, sévère et rigide que ses étudiants ou ses observateurs lui collent volontiers. Mirlande Manigat, 83 ans le 3 novembre prochain, souhaite sûrement vivre quelques années de plus ; disait rêver d’une place au Conseil Constitutionnel si jamais on le met en place, quand on l’a rencontré en 2021; mais ne désire rien que l’or et l’argent puissent acheter.
Dans ce superbe tailleur que l’on croirait avoir déjà vu tant elle est demeurée fidèle à sa garde-robe malgré les années, Mme Manigat rayonne. Cheveux blancs retenus en un chignon et lunettes à monture dorées, bijoux assortis, elle renvoie l’image d’une femme satisfaite de sa vie. De grandes joies, quelques mauvais coups, mais aucun regret pour celle qui récemment a été désignée pour représenter la classe politique au sein du Haut Conseil de la transition structure prévue par l’accord du 21 décembre portant sur le « Consensus national pour une transition inclusive et des élections transparentes ».
En bonne santé malgré une récente opération au genou, Mirlande Manigat, qui a passé l’âge de la retraite, est néanmoins toujours active. Elle écrit des ouvrages et des articles, participe à des conférences, intervient de temps à autre dans les médias pour placer son grain de sagesse dans les débats portant sur la constitution. « Je continue de travailler parce que je pense que c’est une nécessité, mais aussi parce que j’adore ce que je fais. Je ne suis pas comme un oiseau perdu en Haïti. Je dis toujours que lorsque l’on appartient à un pays qui est à plus de 50% analphabète, avec des problèmes incroyables en ce qui concerne l’éducation, et qu’on est arrivé au niveau qui est le mien, je pense que l’on a une sorte de dette à l’égard de ce pays. Haïti m’a beaucoup donné ».
Deux fois par semaine, elle traverse la ville pour venir dispenser ses cours de droit constitutionnel à la Faculté des sciences juridiques de l’Université Quisqueya. Autrement, elle se complait dans le confort de cette maison un peu trop grande pour elle, la résidence de La Closerie des Palmiers, à Marin, en Plaine. Son adresse depuis plus de 35 ans. « C’est Leslie qui a fait les plans. On s’est inspiré de certaines maisons que l’on a aimées au Vénézuela », ajoute-t-elle sous le ton de la confidence. « L’entretien coûte cher. Mais je ne me vois pas m’en séparer. La vendre serait pour moi un déchirement. Je ne me vois pas vivre ailleurs qu’en Haïti, ailleurs que dans cette maison », confie Madame Manigat, laissant parler son petit côté sentimental.
Mirlande Hyppolite est née à Miragoâne. Un samedi à la mi-journée, lui a-t-on dit. Son père Oswald, est un officier de l’Armée d’Haïti, retraité avec un grade de colonel que la famille suit de garnison en garnison. Sa mère, Carmelle Bernadel, est une femme au foyer dévouée, qui se soumet avec une certaine mansuétude aux volontés de son mari pendant les 63 ans qu’a duré leur vie commune. « Je disais toujours à Leslie : « Je ne serai pas comme ma mère ». « Mais je ne serai pas comme ton père », me répondait-il alors. Et moi, je lui rétorquais : « Je n’en sais rien du tout », raconte-t-elle avant de repartir d’un rire franc.
À six ans, elle s’installe avec sa mère, d’abord à la rue Pavée. Elle est admise chez les sœurs de Sainte-Rose de Lima où Mirlande Hyppolite effectue ses classes primaires et secondaires. Si l’on se fiait aux propos du docteur Raoul Pierre-Louis, son voisin à Martissant, quartier où elle passe toute son adolescence, elle aurait été médecin. « Il me disait toujours, il faut que tu sois médecin. Mon père de son côté, qui avait bien son idée du rôle des femmes et des hommes dans la société, me répétait souvent: « Tu feras un métier d’homme ! ».
Le hasard toutefois en décida autrement. « Nous étions 7 élèves de Sainte-Rose à passer le concours d’entrée à la faculté de médecine. Nous avions l’illusion que nous allions toutes réussir. Mais il se trouve qu’une seule d’entre nous tira son épingle du jeu. Certes les 5 autres ont décidé de prendre l’année pour se préparer et corriger leurs lacunes, mais moi je me suis dit : pas question », raconte Mirlande Manigat. Après cet échec, elle décide alors de s’inscrire à l’École normale supérieure (ENS) où elle décrochera trois ans plus tard, un diplôme en sciences sociales. En octobre 1961, elle obtient une bourse d’études et part pour Paris.
Entre licence d’histoire, maîtrise et doctorat en sciences politiques, elle y passe treize ans, trimballant ses cartables d’étudiants à la Sorbonne et à l’Institut d’études politiques de Paris (IEP), communément appelé Sciences Po Paris. A cette même période, elle débute sa carrière au Centre d’étude des relations internationales, laboratoires associé au C.N.R.S. et entretemps entame aussi sa vie d’épouse et de mère de famille. Car, dans l’Hexagone, elle retrouve Leslie Manigat, de dix ans son aîné, qui fut lui-même boursier de la France en 1948, mais qui après s’être brouillé avec le régime de François Duvalier au début des années soixante est parti en exil en 1963. « Je ne l’ai pas rencontré en France. Il a été mon professeur en Haïti quand j’étais à l’ENS où il enseignait aussi dans la section d’histoire. Disons que l’on s’est sentimentalement rencontré après. D’accord ? », explique-t-elle dans un sourire mi-narquois, mi- amusé. Ils se marient à Paris en 1970 et de cette union naîtra, un an plus tard, leur fille unique Béatrice.
Le couple quitte Paris en 1974, le mari ayant été nommé directeur de l’Institut des relations internationales de la University of the West Indies (UWI) à Trinidad. Il y passe quatre ans. Puis, les deux jettent leur dévolu sur le Venezuela, en lieu et place du Canada, l’Université Simon Bolivar leur ayant offert un poste à chacun dans le Département des sciences politiques. « Nous sommes restés 8 ans de 1978 à 1986. C’était à une époque où il faisait bon de vivre au Venezuela. Le pays a bien changé depuis… et nous sommes tellement désolés de constater la détérioration des conditions de vie là-bas », laisse-t-elle tomber, faisant référence à la crise politique et socio-économique sans précédent que traverse ce pays actuellement.
À la chute de la dictature de Duvalier, en 1986, Leslie et Mirlande font leur grand retour au bercail. Le Rassemblement des Démocrates Nationaux Progressistes (RDNP), parti créé par Leslie François Saint Roc Manigat, en 1980 est déjà bien implanté. « Il y avait des antennes du parti qui travaillaient déjà en Haïti », révèle-t-elle, expliquant que certains de leurs membres qui n’avaient pas de dossiers politiques et qui pouvaient entrer et sortir d’Haïti, avaient mis en place les structures du parti dans des zones telles que l’île de la Gonâve, les Nippes ou Aquin, grâce à de fréquents voyages.
Moins de deux ans après ce grand retour, soit en janvier 1988, Leslie François Manigat devient le 43e président de la République d’Haïti, premier président élu de l’après-dictature sous l’égide de la constitution de 1987. Elle, Mirlande, est élue sénatrice de la République. Mais l’ancien régime et l’opposition dite démocratique veulent leur perte. Le 19 juin 1988, les Manigat sont emportés par un coup d’État, puis sont embarqués dans un avion en partance pour la République dominicaine. Bonjour l’exil pour les intellectuels qui s’installent d’abord à Washington, puis à Genève. “Ce deuxième exil de deux ans, m’a beaucoup fait souffrir. Mon mari s’est adapté. Mais moi j’ai été malheureuse. À Genève en particulier. J’avais le mal du pays ».
Les Manigat reviennent en Haïti en 1990 et depuis ont poursuivi leurs combats dans l’arène politique. « E m pap fè on pa », crache Mme Manigat qui garde encore le goût amer de l’exil. « Je suis au pays et j’espère qu’il n’y aura pas de causes qui me porteraient à répartir. Je dois dire que ce serait extrêmement pénible », se lamente celle qui a enseigné à l’Institut national d’administration de gestion et des hautes internationales (INAGHEI) pendant un an et aussi à l’Académie militaire.
La femme politique
Après les expériences désastreuses de 1995 et de 2000, Mirlande Manigat retente l’expérience aux sénatoriales de 2006. Son mari qui poursuit la présidence perd la course dans des conditions singulières face à René Préval. Alors qu’elle est en passe de gagner un siège au Sénat, cette institution qui lui est chère, Mirlande Manigat résiste. Cet épisode laisse comme un nœud sur le long fil de sa carrière politique. « C’est peut-être l’occasion de m’expliquer pour la millième fois, déclare-t-elle, consciente des répercussions que cela a suscité. « Les gens n’ont pas compris pourquoi je me suis retirée. La plupart pense que c’est Leslie qui m’a poussé. Ce n’est pas le cas. Sinon, je l’aurais dit. Je n’étais pas d’accord avec la manière dont les choses avaient été menées en ce qui le concerne. Et quand le parti s’est réuni sur cette question, j’ai dit que je m’y allais, je ne resterais pas… Je me suis retirée. Et je ne le regrette pas. Bien sûr que peu de gens ont compris. D’ailleurs, quand je me suis présentée comme candidate à la présidence, ceci a été un handicap. Ils m’ont ressorti cette affaire », admet Mirlande Manigat qui prendra les rênes du RDNP en 2007, après que son mari Leslie se soit retiré de la politique active. D’ailleurs, comme elle le confiera un peu plus tard dans cette entrevue, « Leslie n’était pas un mari je veux, j’exige, j’ordonne. On s’entendait très bien. Ce n’était pas quelqu’un qui aimait les crises. En plus, il avait quand même une certaine douceur pour dire les choses même quand il faisait une observation ou une critique. »
L’historienne et professeur de droit constitutionnel, devenue secrétaire générale du RDNP, se porte candidate aux présidentielles de 2010. Et là encore, la victoire n’est pas au rendez-vous. Si elle avale la pilule de son retrait aux sénatoriales de 2006, l’expérience des présidentielles de 2010, lui reste jusqu’à présent au travers de la gorge. « J’avais gagné les élections au deuxième tour et sous l’influence des forces diverses, on n’a pas reconnu ma victoire. Je dois dire que cela m’a beaucoup touché. J’ai vécu cela comme une injustice. Ce qui l’était ! », martèle celle qui à présent ne se voit plus être candidate à quoi que ce soit.
Certes, elle ressent un peu de dégoût. Une certaine lassitude. Mais, explique-t-elle, en tant que constitutionnaliste, attachée aux principes de l’état de droit et au respect des principes constitutionnels, elle ne voit plus pour l’instant les moyens de faire triompher le droit tel qu’elle le conçoit. La politique, comme le lui révèle les élections de 2010, est une affaire d’idées, de conviction, mais aussi une affaire de rapports de force. Ces dernières peuvent être inégalitaires ou égalitaires. « On dit souvent que la meilleure gagne ! Ce n’est pas toujours vrai. C’est parfois le plus malin, le plus madré, le plus fortuné, qui l’emporte. On le constate. Il faut lutter contre cela. J’ai été candidate plusieurs fois, j’ai participé aux élections aux côtés de mon mari, donc j’ai vu un peu comment peuvent jouer les rapports de force ».
Madame s’est mise un peu en retrait de la politique active, mais continue à enseigner, produit toujours ses réflexions. L’actuelle constitution demeure convaincue qu’il faut qu’on la change, mais pas comme on veut le faire à présent. « Je ne suis pas d’accord avec cette nouvelle constitution, encore moins que l’on soumette un texte de ce genre au référendum. On ne peut pas demander à la population de se prononcer pour ou contre un texte qu’elle ne connaît pas », pointe-t-elle. Toutefois elle partage l’idée de la nécessité d’avoir une nouvelle constitution, ce avant même les prochaines élections. D’ailleurs, elle se voit bien se mettre au service du pays dans cet exercice-là. « Je continue à dire que je voudrais terminer ma carrière d’académique et de politique en étant par exemple membre d’une assemblée constituante pour préparer une nouvelle constitution ou membre du conseil constitutionnel. Car je crois que nous en avons besoin. Et je crois en la vertu de la loi et du droit. Un conseil constitutionnel nous aurait épargné pas mal des déboires que nous avions aujourd’hui. D’ailleurs, s’il y en avait un, tout le débat autour de la fin du mandat du président Jovenel Moïse ne se serait pas présenté. Le conseil aurait statué », défend la professeure.
Épouse et femme passionnée
À écouter cette femme de tête, on est aussi frappé par son intelligence que par son côté romantique et passionné. Difficile de parler de sa vie sans la lier avec celle de son époux, Leslie François Saint-Roc Manigat Manigat, parti pour l’au-delà le 27 juin 2014. Après plus de quarante ans de mariage, l’ancienne élève, devenue épouse et compagnon de lutte, est encore sous le charme de cet immense intellectuel, aussi admiré, respecté, qu’incompris. D’ailleurs, ce dernier point m’attriste énormément. “Maintenant vous ne pouvez pas ouvrir un téléphone et ne pas tomber sur des extraits d’un discours de mon mari. Et à l’écouter, on croirait qu’il avait parlé la veille tellement ça colle à l’actualité. Mais pourtant, je ne suis pas reconnaissante de cela. Ça me fait mal. Leslie était digne d’admiration, comme intellectuel, comme homme politique. On aimait ses idées et son caractère. Leslie est mort malheureux et il ne méritait pas cela. Il a été incompris. Il n’a pas réussi. Et il s’accuse. Il se dit « je n’ai pas réussi parce que je n’ai pas trouvé les meilleures paroles. En tout cas, il voit ce qu’il aurait pu faire » », expose le témoin privilégié de ces drames.
À l’entendre parler de son feu époux, on devine qu’il y avait entre eux une grande et belle connexion. Leslie aimait sa « Ti madanm », comme il l’appelait souvent affectueusement. Il croyait beaucoup en ses capacités et était fier d’elle. Il ne la contrôlait pas. Elle, c’était la ministre des finances de la famille. “ J’ai vu des couples se séparer pour des questions d’argent par exemple. Il n’y avait jamais de cela entre nous. D’ailleurs s’il y avait quelqu’un qui était indifférent à l’argent c’était lui. Toutes les dépenses passaient par moi », explique Madame, une passionnée des beaux-arts.
Intellectuelle de belle eau, auteure et politologue, Mirlande Hyppolite Manigat est aussi une lectrice insatiable. Durant l’exil, elle a lu et relu les chefs-d’œuvre de la littérature haïtienne du 19e et du début du 20e siècle réédités par Fardin. Sa cousine les lui a tous envoyés. Elle aime la plume de Rony Gilot mais se délecte aussi des œuvres de Michel Soukar. Pour elle, « Cora Geffrard est le meilleur qu’il ait écrit jusqu’à date, mais elle a hâte de mettre la main sur Sylvain Salnave, la Douce-amère » paru récemment pour arrêter son verdict. “La lecture est pour moi, une obligation, mais un passe-temps extraordinaire », expose Madame Manigat qui depuis son veuvage se surprend d’une passion soudaine pour les plantes de son jardin.
Publié le 13 janvier 2023https://lenouvelliste.com/article/240064/mirlande-hyppolite-manigat-figure-de-lintelligentsia-haitienne